HISTOIRE DE LA COULEUR

Aujourd’hui, il n'existe aucune théorie définitive sur la couleur. la vision chromatique est liée aux systèmes physiques et psychologiques; elle fait appelle aujourd-hui à l'optique, science qu’elle avait pendant des siècles tenue à l'écart. La couleur tient de l’art et de la science, de la physique et de la psychologie.
Dans les Optical Lectures (1669-1671), Isaac Newton maîtrisa la perception de la couleur par “une théorie solide et cohérente [...] fondée sur des expériences sûres. Une telle théorie semble rendre inconsistante une histoire de la couleur qui ne serait pas celle des progrès de la science de l'optique et de la vision et de ses discours strictement «physiques» ou «psychologiques».
Longtemps, d'Aristote à Descartes et aux philosophes des Lumières, la couleur a été au centre du discours philosophique.
L'analyse ethnologique préfère parler de couleurs primitives, réduites à trois : blanc, noir et ocre, sans cependant perdre de vue un inaccessible corpus des couleurs primitives qui comprend par exemple une centaine de rouges pour les tribus maori de Nouvelle-Zélande ou sept types de blancs pour les Esquimaux.
Enfin, des analyses linguistiques variés ont mis en valeur des constantes dans le langage chromatique; elles montrent comment, dans de nombreuses cultures, à partir du blanc et du noir, qui évoluent généralement en opposition au rouge, s'élabore un développement de la perception des couleurs qui engendre une prolifération des noms les désignant.
Eugène Chevreul a proposé en 1864, avec un répertoire de 14 400 tonalités chromatiques, un catalogue universel de la couleur, à l'époque même de la prolifération des colorants industriels et synthétiques (aniline, mauvéine, fuchsine, méthylène). Il entendait ainsi définir les couleurs, rendre compte des mélanges et indiquer les effets de leurs contrastes pour discipliner “l'assortiment des objets colorés” dans l'industrie de la couleur. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la chimie bouleverse la perception et l'univers culturel des couleurs obtenues par manipulations tinctoriales à base de minéraux, de plantes et d'insectes. Perception et signification des couleurs sont liées en effet aux moyens et aux techniques de leur production: des gammes chromatiques d'une époque donnée sont difficilement comparables à d'autres gammes chromatiques d'époques et d'origines différentes.
Goethe a proposé en 1810 une théorie des catégories des couleurs (couleurs physiologiques, physiques, chimiques), complétées par celles de l'harmonie, du contraste et de la différence chromatique.

LA COULEUR DANS LES CIVILISATIONS ANTIQUES
Chez les Égyptiens, la notion des couleurs et de leur représentation est gouvernée par un principe fondé sur la nature des pierres précieuses qui donnent un sens précis aux couleurs. Les matières colorantes utilisées en Égypte pour la fabrication des fards - LE KHESEBEDH (bleu lapis-lazuli), LE KHENEMET (rouge rubis), LE NEZEMET (bleu azur), LE MEFKAT (vert émeraude) et LE KEM (brun-noir) - correspondent dans l'ensemble aux prescriptions de la cosmétologie telles que les formulait Rimmel en 1870. À ces dernières s'ajoutent les pâtes cosmétiques les plus répandues: le noir (semeti) et le vert (uadh).
Pour les Hébreux, la pierre précieuse est un medium dans lequel se matérialisent des sensations associées à des significations morales. c'est ainsi que le grand-prêtre revêt les symboles des douze tribus d'Israël:

Sardoine (la) Rouge Equivaut au courage
Emeraude (l') Vert Sert d'antidote au poison
Topaze (la) Jaune Suscite la douceur
Escarboucle (l') Orange Agit sur la chaleur du corps
Jaspe (le) Vert intense Représente la fécondité
Saphir (le) Bleu La pureté
Hyacinthe (la) Pourpre La force
Améthyste (l') Violet Agit contre la tristesse
Agate (l') Gris clair Porte la gaîté
Chrysolithe (la) Jaune d'or Lutte contre les mauvaises intentions
Béryl (le) Bleu azur Conforte la tranquillité d'âme
Onyx (l') Jaune rosé Donne la chasteté

Dans la tradition hébraïque, Adam, le nom du premier homme, signifie "rouge"; de même que, dans l'étymologie slave, rouge peut signifier vivant et beau.
D'autres couleurs, telles que le jaune, l'orange et le blanc, peuvent délimiter une aire de privilèges ou d'interdits.
Ce sont des couleurs OSTENTOIRES”
D'autres couleurs; comme le noir et le violet, désignent, dans la tradition judéo-chrétienne, l'appartenance à un groupe ou, au contraire, la ségrégation. Ce sont des couleurs OBLITERANTES.
Chez les Grecs, dès les premières considérations sur la couleur (hryma) élaborées par Aristote ou par l'école de Théophraste, des incertitudes philosophiques apparaissent, tant dans l'atomisme de Démocrite, du fait de l'apparente immatérialité de la couleur, que chez Platon, à cause d'une matérialité suspecte qui interfère avec la lumière.

TRAITE SUR LES CAUSES DES PLANTES DE THEOPHRASTE
IL concerne les colorants, les poudres, les racines et les essences tinctoriales; il ne mentionne pas la couleur comme le bleu clair, car elle était pratiquement inconnue dans la Grèce antique - Nietzsche a parlé dans Aurore (1881) du daltonisme des Grecs, ils étaient aveugle pour le bleu et le vert et qu'ils voyaient, au lieu du bleu, un brun plus profond, au lieu du vert, un jaune [...].
La couleur bleu clair est présente dans les rapprochements établis entre le jaune et le bleu par la civilisation assyro-chaldéenne, à cause de l'emploi des oxydes de cobalt dans la céramique.
Le bleu clair apparaît également dans la fritte égyptienne, c'est un mélange de sable, de limaille de cuivre et de carbonate de soude.
Le bleu clair n'apparaît pas mais le rouge, est reconnu. Homère évoque, dans L'ILIADE, la teinture pourpre des vêtements; pour l'ameublement, les auteurs grecs citent un rouge plus banal et plus répandu, dérivé de la garance ou de la teinture du kermès (cramoisi ou rouge cochenille), importé de Lydie. Dans De historia plantarum, Théophraste fait quelques allusions au pastel dont on connaissait les qualités tinctoriales dès l'Antiquité (substance bleue tirée de la macération de l'Isatis tinctoria ), plus tard remplacé par l'indigo (Atramentum indicum ), d'origine asiatique; cette dernière couleur n'apparaît d'ailleurs pas dans la tradition gréco-romaine.
Dans son appréciation de la peinture, le monde gréco-romain considère la couleur comme un moyen de fascination et de persuasion. Bien que les philosophes ne se lassent pas de dénoncer cet immoralisme, le monde grec reste le grand utilisateur de la pourpre, assimilée à la fortune sociale, cette couleur symbolisant la supériorité par le mérite et la richesse d'un individu sur les autres.
À chaque couleur, on a donné des interprétations liées aux saisons: le feu de l'été, les neiges de l'hiver, les ombres de l'automne et le vert du printemps, ou encore rattachées aux quatre éléments (eau, terre, feu et air).
Si l'on passe de la signification des couleurs à la fabrication des matières, il semble qu'il existe une dominance du jaune sur le rouge dans le monde grec et celle du rouge sur le jaune dans le monde romain,
Dans le même contexte, on observe des distinctions entre couleurs naturelles et artificielles ; dans son traité, Vitruve s'intéresse à l'amélioration de l'indigo pour fabriquer les couleurs utiles au peintre.
Le jaune ocre, colorant naturel des oxydes de terre, est adopté par les Romains, mais il faut noter une prépondérance du rouge obtenu par la cuisson des terres.
Le rouge pompéien, qui est obtenu de la même façon, décore l'intérieur des maisons de la cité campanienne où il est employé pour la première fois à grande
échelle.

LES COULEURS DANS LES RELIGIONS MONOTHEISTES

Artémidore (IIe s. apr. J.C.) explique que la vision de vêtements rouges fait présager la fortune ou des honneurs, et celle de vêtements blancs, couleur dont on habille les morts et que le noir, signe de deuil, tandis que le violet, couleur de la séparation, sera, pour les catholiques après le concile de Nicée (325 apr. J.-C.), la couleur de la prière et remplacera la splendeur de la pourpre.
Pour le christianisme, le vert, couleur emblématique de la vie nouvelle est associé à la fertilité de la terre et à l'état de grâce.

L'existence d'une nouvelle communauté, où Latins et Barbares se côtoyaient unis par le baptême, a provoqué la construction d'une nouvelle image spirituelle de la couleur, plus proche de l'eau (la purification) que du feu. Le Nouveau Testament proposait un programme chromatique nouveau par rapport à la bitonalité du rouge et du blanc de l'Ancien Testament, et cela spécialement grâce au bleu ciel, couleur chargée de vertus surnaturelles. Avec lui, les symboles de l'eau (pêche, poissons) prévaudront sur ceux du feu, d'origine païenne, qui ne seront maintenus que pour évoquer le mystère de la Pentecôte et de l'Esprit-Saint.

L
es différences établies par Nietzsche entre les couleurs polythéistes (jaune, rouge) et les couleurs monothéistes (bleu, vert) offrent en ce sens une distinction idéologique entre les couleurs du monde gréco-romain (de l'espace) et les couleurs du monde chrétien (du destin).
Si la chrétienté a choisi le bleu clair comme couleur du royaume des cieux et associé le vert à la communauté terrestre, l'islam réserve le vert à la religion (et au prophète) et le bleu turquoise à la communauté religieuse et à la décoration des mosquées et des maisons.
Le vert, couleur de l'étendard de l'islam, n'est donc pas utilisé, par respect, dans la vie courante, cette prévalence du vert, et plus précisément du couple vert-bleu turquoise, dans le monde arabe a trouvé l'occasion de s'affronter au couple bleu clair-vert du monde chrétien au cours des croisades. Du reste, on s'accorde à penser depuis longtemps que les bannières, les enseignes et autres signes de reconnaissance entre les croisés sont à l'origine des couleurs héraldiques.

L'établissement de ces couleurs donne les significations suivantes:

Gueules Rouge vif
Azur Bleu vif
Sable Noir
Sinople Vert
Pourpre Rouge violacé
Tanné Marron
Aurore Orangé
Sanguin Rouge sombre
Or Jaune
Argent Blanc

TECHNIQUES ET TRAITES AU MOYEN-ÂGE
L'introduction des tons de bleu en Occident et les premières indications techniques sur leur fabrication se trouvent dans un recueil de recettes artisanales, les Compositiones ad tingenda musiva ..., manuscrit probablement rédigé à l'époque de Charlemagne, découvert à Lucques et publié seulement au XVIIIe siècle à Milan par Ludovico Antonio Muratori. Il s'agit là du texte résumant le mieux le développement de la technique de la mosaïque et les effets de transparence chromatique sur pâte de verre réalisés au moyen d'oxydes métalliques (vert-de-gris, cinabre, litharge, orpiment), auxquels s'était mesuré l'artisanat romain.
A
ux XIe et XIIe siècles, on recueillait systématiquement des informations techniques sur l'art des couleurs, venues de la tradition gréco-romaine. Le De coloribus et artibus Romanorum , attribué à Héraclius, la Diversarum artium schedula du moine Théophile (parfois identifié avec l'orfèvre Roger de Helmarshausen), véritable traité des techniques de l'art, ou encore la Mappae clavicula , petit traité diffusé par les manichéens, qui comporte des pratiques rituelles, des secrets chimiques et chromatiques fondés sur les affinités entre substances (soufre, mercure et cinabre) ainsi qu’une liste des matériaux utilisés en peinture, sont les ouvrages très répandus au Moyen Âge, qui offraient aux artistes et aux artisans des connaissances techniques précises sur la couleur comme substance ou matière.
Les élaborations chromatiques du Moyen Âge tiennent à coup sûr à la redécouverte de la couleur bleue et sont à mettre en étroite relation avec le perfectionnement de la technique des fixatifs. Ces substances, qui remplacent les produits altérables, impurs et putrides (la salive, l'urine, le sang, etc.), garantissent l'adaptation de la teinte à son support et sa durée (il s'agit essentiellement de l'huile de noix, de lin et de pavot); elles inaugurent l'ère de la science de la couleur et le règne de la peinture et de la fresque.
Le Liber magistri Petri de Sancto Audemaro de coloribus faciendis , que l'on peut dater du XIVe siècle, transcrit les secrets de Pierre de Saint-Omer. Ce recueil de formules, ainsi que le De arte illuminandi (XIVe s.) ou le De coloribus diversis modis , composé entre 1398 et 1411, et d’autres traités de technique de l'enluminure, constitue une synthèse qui ouvre la voie à la culture d'atelier du Moyen Âge, avec les Capitolari des corporations dans les centres italiens d'artisanat où l'on inscrivait les membres d'un même art ainsi que les -secrets-et les méthodes de son travail. Aux XIVe et XVe siècles, on note un conflit entre un évident souci de protectionnisme des ateliers et une volonté d'autonomie des artistes, correspondant à la phase de transformation sociale de l'artisan en artiste.

EN TEINTURE
Le commerce des teintures au Moyen Âge couvre une vaste gamme de produits dont la fabrication fait intervenir connaissances botaniques et pratiques alchimiques. On commence alors à distinguer les diverses productions tinctoriales en fonction des lieux et des villes d'origine. Dans l'Italie pré-renaissante, les centres de la laine et de la soie, comme Florence, Venise et Gênes, privilégient, comme dans l'Antiquité, la gamme des rouges: dans la production tinctoriale de ces centres, sur les dix-neuf couleurs produites, sept sont des gradations allant du rouge cramoisi au violacé, avec une incursion limitée vers l'indigo oriental, dit - de Baghdad -. En France domine très nettement l'usage de la teinte bleu sombre de la guède, illustrée par les fameux pers de Châlons et de Provins, étoffes dont on pense qu'étaient vêtues les dames des très riches heures du duc de Berry ou les Vierges de Jean Fouquet. Les verts et les noirs des Flandres sont également célèbres, et ils apparaissent dans de nombreuses peintures (portraits de Frans Hals ou de Van Dyck par exemple): les premiers sont d’une tonalité chaude, obtenue par divers bains d'extraits de racine d'aulne (teinture aux racines), les autres d'un ton plus froid et d'un brillant bleuâtre dû aux diverses immersions et cuissons dans la guède.
La diffusion progressive des divers secrets tinctoriaux gouverne de véritables migrations d'artisans entre des villes ou des pays parfois fort lointains et inspire des tentatives pour briser les servitudes internes aux corporations. À preuve, les oppositions entre arts majeurs et arts mineurs, le fait que les guildes de teinturiers tendent à s'affranchir de celles des tisserands (Compagnia della Tinta” en Italie), et la différenciation qui s'accentue au sein même des corporations entre différentes activités: "petit teint" et "grand teint" en France, Schwarzfaerber (teinturiers en noir) et Schoenfaerber (teinturiers en plusieurs couleurs) en Allemagne, par exemple.

EN PHILOSOPHIE
ET EN LITTERATURE

L'antinomie entre la forme et la couleur dans l'art est formulée par les philosophes grecs et se développe à la Renaissance avec les théories néo-platoniciennes. Dans le Timée , Platon pensait que les couleurs, comme les formes géométriques simples, sont des jeux de la raison et qu'elles représentent en quelque sorte l'effort de la matière pour se transformer en lumière. Dans la Poétique , Aristote distingue forme et couleur et semble accorder un primat à la forme dessinée, idée qui sera vivace chez les humanistes et qui sous-tend certainement l'opposition dessin / couleur qui apparaît à la fin du XVIe siècle.

Cette prévalence de la forme, construite par les philosophes, gouverne une bonne part des discours sur l'art et restera en vigueur tant que les arts auront pour but de reproduire strictement la réalité, la couleur devenant un élément presque indépendant du sujet représenté.
La floraison des matières chromatiques au Moyen Âge et la progressive réévaluation de la peinture avaient peu à peu conduit à l'élaboration d'un langage des couleurs qui privilégiait le bleu et l'or. C'est ainsi que pour Roger Bacon (1214-1293) la lumière est une production céleste qui, en passant à travers la matière, ne perd rien de son caractère originel en révélant le rouge et le jaune, mais qui, lorsqu'elle se reflète dans certains corps, retourne intacte au bleu céleste primitif.


COULEURS DANS LA CIVILISATION MEDIEVALE
Dans la civilisation médiévale, la couleur occupe une place privilégiée: les étoffes et les vêtements sont affichés au même titre que les bannières et les enseignes, le commerce et la parade militaire étant étroitement liés. On peut ainsi comprendre comment la réaction intellectuelle et cultivée de l'humanisme des XVe et XVIe siècles s'est fondée sur la priorité philosophique de la forme-dessin, plutôt que sur la forme-couleur. À la couleur, dont l'utilisation en peinture semblait dépendre non de règles précises mais de l'imagination de l'artiste, on opposait le primat du dessin, qui repose sur la science de la perspective.

LES TRAITES ARTISTIQUES
Leon Battista Alberti affirme, dans le De pictura (1436), que les quatre éléments sont à l'origine des couleurs fondamentales: Le rouge est couleur de feu; le bleu céleste, couleur de l'air; le vert, couleur de l'eau; et la terre est grise et cendreuse. Cette théorie de la couleur fait cependant sienne une exigence objective par rapport à tout discours indiscipliné et pictural sur la couleur, dans lequel les diverses teintes sont plus ou moins précieuses selon les objets qu'elles couvrent ou les sujets qu'elles aident à représenter. Se soustrayant à la demande de couleur comme plaisir pur de la part du commanditaire, l'artiste s'engage à fournir (outre le prix) la valeur et la qualité de son art en tant que peinture.
Léonard de Vinci porte une attention plus précise à la couleur dans le traité Sulla pittura et distingue nettement les couleurs de la lumière (rouge ou jaune) et les couleurs de l'ombre (bleu ou vert), en se référant aux tonalités et à l'atmosphère du tableau, qui forment, avec la couleur, le corps du dessin. On évoquera les expériences de Léonard sur les verres colorés qui permettent de repérer les transformations subies ainsi par les couleurs d'un paysage. Se trouve alors introduit un argument qui sera repris plus tard, de Delacroix jusqu'aux impressionnistes, par tous ceux qui jugent que c'est l'ombre et non la lumière qui est l'aspect fondamental de la couleur, du moins quand on utilise des substances opaques et couvrantes. Le thème de la coloration bleue ou verte des ombres et des reflets évoque, de plus, la possibilité de rendre des effets de perception de la couleur d'un objet lorsqu'il est éloigné ou lorsqu'une épaisse couche d'air s'interpose entre l'oeil et l'objet. La perspective aérienne et des lointains” exprimée par Léonard est précisément cette condition de visibilité des objets dans une profondeur perspective que peut seule exprimer la couleur. Dans l'ensemble, le débat de la Renaissance sur la couleur reste enfermé dans le strict cadre de la peinture, seule technique et science du visible confirmée par les considérations géométriques de la représentation de la perspective.

LES ETUDES NATURALISTES
Parallèlement aux traités artistiques, les études magico-naturalistes sur la couleur de Paracelse, Bernardino Télèse (Telesio ou Tilesio), Jerôme Cardan et Giambattista Della Porta peuvent représenter la perspective de l'autre Renaissance. Le blanc, le noir et le rouge, toujours mêlés au soufre chez Paracelse, suivent les effets physico-alchimiques du chaud et du froid, de l'humide et du sec, par rapport à une source émettrice et en fonction de leurs caractères spécifiques. Il en va de même chez Telesio dans le De colorum generatione (1570). Jerôme Cardan s'intéresse à la distinction des couleurs selon des principes encore aristotéliciens; à la nomenclature des différences essentielles des couleurs, qui repose sur la distinction faite par Telesio entre humiditas et siccitas et sur la nature sélénique des cristaux et des pierres précieuses: à ces notions encore primitives il ajoute les idées modernes sur la réflexion et la réfraction. Dans la Physiognomonica de Giambattista Della Porta, les coloris sont “des qualités et des caractères du visage et du corps humain. Dans tous ces développements, on retrouve la distinction entre une matière colorée objective et une substantia, déduite de la couleur, image de formes possibles, induisant un principe caché de connaissance sur la nature.
Mais, de Giotto à Léonard de Vinci, la qualité de la représentation picturale se fondera sur le génie individuel et sur la distinction entre dessin et forme par rapport aux effets des couleurs, lesquelles s'opposent à tout projet éthique de la peinture. De là viendrait la primauté des Florentins, artistes intellectuels, tandis que les Vénitiens ne seraient que les peintres des sens, faisant de la peinture un commerce. Pour les humanistes, l'artiste idéal doit allier, pour fonder son autonomie, aux qualités du dessin toscan celles de la couleur vénitienne, mais la carrière d'un Titien qui choisit la couleur et qui reflète les servitudes de l'artiste face à ses mécènes apporte un démenti à leur projet. À travers la couleur, les artistes ne se libèrent pas mais se soumettent encore davantage au désir des mécènes - Église ou princes - qui veulent des images.
À la fin du XVIe siècle, parallèlement aux philosophies naturalistes, apparaît une vision née de la magie expérimentale sur la lumière et les couleurs, qui trouve son aboutissement dans l'Ars magna lucis et umbrae du père jésuite Athanasius Kircher (1646), somme des diverses théories proto-scientifiques et artistiques tirées de l'observation de la lumière et des couleurs (chromocritica ). Les arguments sur la couleur varient selon le rapport établi entre lumière et obscurité: Rien n'est visible en ce monde sinon en fonction d'une lumière mêlée de ténèbres. Les couleurs sont donc les propriétés d'un corps obscurci. Cette citation de Kircher, rapportée par Goethe (Geschichte der Farbenlehre ), évoque la nécessité de disposer d'un instrument de médiation entre l’œil et la lumière - la chambre noire-, indispensable pour la connaissance de la couleur. Pour la science prénewtonienne, les couleurs sont filles de l'ombre.
Quoi qu'il en soit, on observe au XVIIe siècle une distinction très nette entre le point de vue des artistes sur la lumière et la couleur (luminisme) et celui des savants qui se concentrent sur le rayon lumineux et le spectre chromatique. La fortune scientifique des expériences de Newton est due à l'accentuation de cette distinction, permettant de développer des considérations théoriques qui admettaient la coexistence de couleurs vraies (physiques) et de couleurs apparentes et intentionnelles (psychologiques, dites alors physiologiques).